Ce texte reprend une partie de ma communication présentée dans le cadre de la Table ronde « Pédagogie de l’intelligence humaine en contexte IA », organisée par l’Observatoire de psychologie évolutionnaire, le 14 novembre 2024 au Cégép Ahuntsic de Montréal. L’expression « apprentissage profond » provient de l’anglais deep learning qui existe depuis les années 19501. En traduction française elle est recommandée par la Commission d’enrichissement de la langue française (ministère de l’Éducation nationale de France), sous le chapitre « Informatique », en lien avec l’IA depuis 20182. Au Québec, l’Office québécois de la langue française adopte l’expression « apprentissage profond » ou « apprentissage en profondeur » en 2020, toujours en lien avec l’informatique, la machine et l’IA3. Deux traits de grande importance la fondent : l’automatisme, d’un côté et l’autonomie, de l’autre.
L’expression « apprentissage profond » désigne un « type d’intelligence artificielle et signifie que la machine est en mesure d’apprendre par elle-même grâce à un réseau de neurones artificiels »4. Cette expression devient concept relié et validé par différents domaines d’activité. Cela signifie que nous lui accordons l’importance et l’attention imposées par les contextes où elle apparait, en y croyant et en nous écartant de son sens premier, perçant. Par exemple, l’expression « apprentissage profond » apparait dans les domaines de :
- L’Agro-technologie : « l’apprentissage profond » est associé à la technique de détection de stress des cultures via l’imagerie5.
- Marchés financiers : « l’apprentissage profond » est utilisé pour l’analyse de données, la détection d’anomalies ou des fraudes et la prédiction de risques6.
- Bio-informatique : « l’apprentissage profond » s’introduit dans la génétique, pour l’étude de l’ADN7.
- Science : « l’apprentissage profond » est employé en télédétection, ou en physique des particules8.
- Environnement, urbanisme et mobilité : « l’apprentissage profond » est adopté pour la télédétection, imagerie, capteurs, cartes, ou la surveillance9.
Dans tous ces cas, l’apprentissage profond désigné n’est pas celui de l’être humain, mais bien celui de l’IA – un simple procédé algorithmique de la machine.
Toutefois, puisque l’apprentissage a été, depuis toujours, un attribut du vivant, on est légitimé de nous demander qu’en est-il de l’apprentissage profond humain ? Faut-il le comprendre à la lumière des informations qui bâtissent le concept du côté de l’artificiel?
En effet, de nos jours, on se demande trop peu et trop rarement comment l’être humain apprend en profondeur. Tout ce qui nous intéresse est comment la machine apprend (en imitant une partie des capacités humaines). Nous investissons donc énormément de ressources pour le perfectionnement de l’apprentissage profond de l’IA en délaissant l’IH qui assure le cadre de développement d’un apprentissage profond humain.
Je me propose d’explorer quelques caractéristiques ainsi que la condition d’émergence d’un apprentissage profond humain, à la lumière de la psychologie évolutionnaire, cette nouvelle science trans-disciplinaire émergente.
L’apprentissage profond humain et l’éducation
En éducation, notamment sur la scène de la recherche transdisciplinaire, le terme d’apprentissage profond apparait en lien avec la notion d’éducation profonde qui vise l’ensemble de la personne étudiante, et se trouve en lien avec les connaissances profondes, qui seraient créées de la fusion des connaissances disciplinaires fondamentales et du vécu de la personne qui apprend10. Bien que ces associations soient valeureuses, elles nous laissent un peu sur notre faim.
De nos jours, l’IA installe un nouveau paradigme, un nouveau système général (qui englobe l’éducation, la santé, l’économie…), le Paradigme de l’IA. Ce faisant, l’IA déconstruit les anciens paradigmes déjà en place dans nos systèmes. Mais en même temps, en s’installant, le paradigme de l’IA est déjà soumis lui-même à la déconstruction (au changement, voire au dépassement), selon la loi de la construction/déconstruction des formes11. Ce changement de paradigme peut prendre des centaines d’années, des années ou des mois.
En installant son paradigme, l’IA montre que ce qui a eu de la valeur auparavant dans le monde de l’éducation n’en aura plus à l’avenir. Et que ce qui n’en a pas eu en aura. On le dit de plus en plus souvent : l’homo academicus est en voie d’extinction, car ChatGPT est devenu déjà meilleur professeur que nous, selon les valeurs actuelles de l’éducation.
Caractéristiques et condition d’émergence de l’apprentissage profond humain
La société occidentale est fondée sur de l’accumulation des connaissances renfermées dans les limites des disciplines, des sous-disciplines et des sous-sous-disciplines. Or, l’IA est déjà meilleur accumulateur de connaissances que l’humain, elle peut classer, résumer, synthétiser des données, relier les données mieux et infiniment plus rapidement que nous pouvons le faire. Et, certes, toute cette accumulation demeure extérieure à l’être humain. En effet, depuis le siècle des Lumières, nous avons été formatés, « mécanicisés », technologisés pour que toute cette accumulation de savoirs demeure extérieure à nous-mêmes.
| Un apprentissage profond humain ne peut pas se faire uniquement sur une dimension extérieure à l’être humain – c’est sa première caractéristique. |
Approfondir quelque chose c’est plonger dans l’abîme (le vide) de soi-même pour y trouver les ressources nécessaires à l’émergence et à l’intégration du savoir, au lieu de se perdre exclusivement dans une accumulation extérieure. Cela commence par une bonne connaissance de soi-même, de la structure de sa propre psyché, de l’appropriation de son espace intérieur, de sa source de Vie, ce qui offre une autonomisation et une autogouvernance absolues. Cette première condition, essentielle pour asseoir un apprentissage profond humain, implique une r/évolution totale qui renverse nos habitudes de pensée ainsi que nos acquis antérieurs. Et il est important de comprendre ce que cette r/évolution implique.
De nos jours, le sens même de l’apprentissage change, car son système formel de référence change : le livre se voit remplacé par le logiciel, l’imprimerie par l’ordinateur, l’analogique par le numérique. Mais tout ce changement se réalise en préservant l’humain prisonnier dans une bulle mémorielle (base de données).
De nos jours, nous ne croyons plus aux livres (auteurs) mais nous croyons à l’IA. La forme demeure la même : la mémoire, alors que la mécanique qui lui est associée demeure aussi la même : la croyance. Or, quand c’est uniquement la forme qui change, il n’y a pas de r/évolution, mais bien un leurre de r/évolution.
Il faut dire, en passant, que c’est la scolastique médiévale qui a installé cet « honneur à la mémoire », en Occident. Un érudit était un homme qui avait bien étudié, cru et reproduit ce que les autres ont dit avant lui. Nous y sommes encore en ce début du XXIe siècle.
| Un apprentissage profond humain n’est pas assujetti ou conditionné ni par la suffisance de la mémoire ni par la croyance comme mécanique – c’est sa deuxième caractéristique. |
Dit autrement, mémoriser, croire et re-dire ce que les autres ont déjà dit, ne suffit plus. Et pourtant, c’est le geste fondamental dans l’éducation (à tous les niveaux).
Jusqu’à présent, et aujourd’hui encore nous faisons l’acquisition des connaissances à partir de ce qui est connu dans un domaine. Tout ce que nous aimerions connaitre, mais nous ne le connaissons pas, nous essayons de l’imaginer toujours à partir de ce que nous connaissons (autrement dit, l’imaginaire même fonctionne aussi pour la plupart des cas, à partir du connu). Nous engendrons ainsi un processus d’ignorance sans fin et non pas un processus de connaissance sans fin.
| Il s’agit donc de créer du nouveau non pas à partir de ce que l’on sait, non plus à partir de ce que l’on ne sait pas, mais à partir de notre capacité à supporter ce que l’on ne sait pas – c’est la condition d’émergence d’un apprentissage profond humain. |
Voilà pourquoi le travail sur soi est inévitable.
À l’époque de la Renaissance, ou du siècle des Lumières, un apprentissage profond humain visait, avant tout, une transformation intérieure. Il ne s’agissait pas d’une accumulation stricte des savoirs et de leur encapsulation dans des mémoires (données). L’apprentissage profond était une expérience active, critique et intégrative, où le sens et le contexte étaient essentiels. Le savoir était autrefois cautionné donc par l’espace intérieur de l’humain, par son degré de sensibilité, ce qui n’est plus considéré présentement comme étant « objectif ».
| L’apprentissage profond humain est relatif aux prises de conscience, grâce au développement de notre sensibilité et de l’intelligence humaine intégrale dans le but d’intégration des principes universels – c’est sa troisième caractéristique. |
Maintenant que nous avons identifié les trois caractéristiques ainsi que la condition d’émergence d’un apprentissage profond humain, nous sommes légitimés de nous demander où il se situe dans le « monde des savoirs » (on parle de savoirs = connaissances, savoir-faire = compétences, savoir-être = valeurs et savoir-devenir = transformation consciente de soi et du monde).

Il est évident que l’apprentissage profond humain englobe les savoirs (connaissances), les savoir-faire (compétences), les savoir-être (valeurs) et se trouve au-delà de ceux-ci, relié au devenir de l’être humain (voir le schéma ci-dessus). Nous constatons donc que sans apprentissage profond, il n’y a pas de devenir pour l’humain. Pourquoi ? Parce que les savoirs (les connaissances) et les savoir-faire (les compétences) et même les savoir-être (valeurs) se dévaluent plus rapidement que jamais de nos jours. Les connaissances/compétences/valeurs n’ont jamais été aussi périssables, des disciplines, des professions disparaissent du jour au lendemain. La preuve est que même après avoir fini des études, de nos jours, on recrute, de plus en plus, non pas en fonction de ce que l’on a appris, de ce que nous avons réalisé (portfolio professionnel), mais bien en fonction de la capacité à supporter ce que l’on NE sait pas et du degré d’adaptabilité à cette incertitude.
Jusqu’ici, dans le paradigme établi de l’éducation, on ne se soucie que des savoirs ou des savoir-faire acquis, rarement des savoir-être et aucunement du savoir-devenir des élèves ou des professeurs. La hausse inquiétante des problèmes de santé mentale autant chez les jeunes que chez les enseignants ou les professionnels adjacents en est la preuve.
Sur la scène de la recherche, on l’a souvent vu : on récompense les plus grands innovateurs (chercheurs) pour leurs savoirs et leurs savoir-faire, sans se soucier de l’état de santé mentale de ces innovateurs, ou de ce que l’on fait de l’objet de leur innovation (bombe atomique, de puces à implanter dans le cerveau, des programmes et logiciels qui contrôlent chaque geste de la vie). C’est cela « le progrès pour le progrès » et la primauté absolue de l’Objet manipulé face au Sujet (l’être humain) qui le manipule. Dans le système utilitariste (fonctionnaliste) contemporain, l’école se concentre sur la partie la moins créatrice de l’être humain. Et cela est dû à la dynamique même de l’éducation.
La dynamique actuelle de l’éducation
Celle-ci est fondée sur des concepts et véhicule, à son tour, des concepts. Mais les concepts ne sont que des formes vide de Réel, revêtues de nos subjectivités, que nous reconnaissons d’abord collectivement (groupes de scientifiques, sociétés savantes, etc.), puis nous les adoptons aveuglément individuellement aussi, sans pouvoir vérifier leur source qui peut être erronée ou inversée. Nous investissons les concepts de crédibilité (scientifique ou autre) en leur prêtant des valeurs personnelles et collectives pour les qualifier de Vrai/Faux, Bon/Mauvais, Superficiels/Profonds, pour les polariser donc.
| La croyance est la mécanique selon laquelle fonctionne le concept comme base d’apprentissage. La mémoire est sa condition d’existence. Et tout ce rouage s’appelle intellectualisation. |
L’école se donne la mission d’« intellectualiser » les êtres humains. Mais est-ce que cela signifie qu’elle les fait évoluer réellement ? Car nous constatons plutôt un « formatage », une mise en forme (la bonne) de la pensée. Si l’apprentissage « habituel » fonctionne ainsi, l’apprentissage profond humain ne répond plus à ce schéma. Et l’IA nous place aujourd’hui devant cette évidence. Au-delà de toute apparence et/ou superficialité mercantile, elle nous renvoie à nous-mêmes. Elle nous montre directement que c’est bien la transformation et la transgression de soi opérée à partir d’une discipline (matière) qui compte et non pas l’accumulation de savoirs favorisée par cette discipline. L’IA nous incite à nous tourner vers notre IH pour faire nos apprentissages profonds à chaque niveau de conscience.
| L’apprentissage profond humain fait voir que les fondements mêmes de l’éducation doivent changer pour qu’il puisse être pleinement réalisé par chaque élève, étudiant ou professeur. |
Édifier le Savoir VS faire surgir le Savoir
On a montré que l’apprentissage profond humain permet d’évoluer. Mais que signifie évoluer ? Évoluer signifie s’inscrire dans une chaine de prises de conscience. Et prendre conscience de quelque chose signifie s’autonomiser (je préfère ce terme à celui de s’individualiser qui transporte encore beaucoup de préjugés), se responsabiliser. S’autonomiser signifie devenir autonome dans toute circonstance., reconnaitre sa propre maîtrise, sa propre gouvernance de soi, échapper aux influences de tout type, exercées depuis l’espace extérieur ou depuis l’espace intérieur de l’être humain.
L’apprentissage profond humain confirme que ce n’est pas uniquement la machine qui est apte à apprendre par elle-même, mais que l’être humain l’est aussi, à partir de son espace intérieur, de son essence, de sa source de Vie, bien que depuis des siècles on lui fait croire qu’il lui est impossible, et qu’il doit constamment se fier à d’autres sources (intérieures et extérieures), autres que soi-même. De nombreux auteurs issus de différentes cultures ont amplement montré au long du temps que le savoir n’est pas acquis, qu’il est là tout le temps, et que nous devons uniquement enlever les voiles qui nous en séparent. Et c’est ici, par exemple, toute la différence entre l’Orient et l’Occident qui édifie le savoir (notamment à partir du XVIIIe siècle avec Kant) – on a même le courant du constructivisme très présent dans la pédagogie actuelle ou toute connaissance se construit à l’extérieur de soi à partir des objets extérieurs à soi. C’est à cette divergence que l’apprentissage profond humain nous oblige à tourner le regard à l’ère de l’IA.
| Si l’apprentissage profond de l’IA repose sur l’autonomie et l’automatisme, l’apprentissage profond humain repose sur l’autonomie et la singularité de l’être humain. |
Pour que des changements véritables s’opèrent dans notre éducation, il faut que les enseignants trouvent, en premier lieu, la voie vers eux-mêmes pour savoir guider ensuite leurs élèves vers l’émergence du savoir en/par eux-mêmes. La r/évolution commence avec eux. Ce sont les enseignants qui doivent faire l’expérience de l’apprentissage profond humain pour être en mesure de créer des activités originales dans leurs classes (indépendamment de matière ou discipline).
Les jeunes d’aujourd’hui ne répondent plus à la dynamique d’« intellectualisation » décrite ci-dessus (fondée sur la mémoire et la croyance). Il faut les placer adéquatement devant une tout autre méthode d’apprentissage, qui vise, avant tout, leur espace profond, subtil, qui leur permet de confirmer que tout ce qu’ils apprennent est dans leur intérêt. Autrement, ce n’est pas l’apprentissage qui s’approfondira, mais bien la rupture entre le système de l’éducation actuel (en perte de repères) et ses « acteurs » (élèves, professeurs, personnel adjacent).
En conclusion, le contexte actuel où une intelligence autre qu’humaine s’impose (l’IA) nous force à reconnaitre que l’accumulation des savoirs ou des savoir-faire ne suffit plus. Le savoir-devenir prouve que l’être humain ne peut et ne doit pas se prendre pour un produit fini, car il est, en essence, infini. Le savoir-devenir comme contexte et résultat de l’apprentissage profond humain situe l’être au-delà de tout espace-temps disciplinaire, pour le rapprocher du Réel, de son essence.
Finalement, nous pourrions tenter de le définir :
| L’apprentissage profond humain est un mouvement qui provient et qui conduit à la source (l’essence) de l’être humain, à sa dimension réelle et objective. Il convoque l’intelligence humaine (IH) intégrale et permet l’évolution de l’être humain sur plusieurs niveaux de conscience, en favorisant ainsi l’intégration des principes universels. |
- https://www.mckinsey.com/featured-insights/artificial-intelligence/deep-learnings-origins-and-pioneers?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- https://www.education.gouv.fr/bo/19/Hebdo6/CTNR1832601K.htm?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- https://vitrinelinguistique.oqlf.gouv.qc.ca/fiche-gdt/fiche/26532876/apprentissage-profond?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- https://www.futura-sciences.com/tech/definitions/intelligence-artificielle-deep-learning-17262/ ↩︎
- [1807.11809] Deep learning in agriculture: A survey ↩︎
- https://www.mdpi.com/2071-1050/13/17/9879?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- https://link.springer.com/article/10.2991/jaims.d.210512.001?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- [1611.08097] Geometric deep learning: going beyond Euclidean data ↩︎
- https://www.nature.com/articles/s41598-024-64231-0?utm_source=chatgpt.com ↩︎
- https://link.springer.com/chapter/10.1007/978-3-319-56185-1_1 ↩︎
- Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/De_la_grammatologie ↩︎





